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Le poste de police de Piccadilly était devenu le centre opérationnel de la réorganisation des forces de police de la capitale. Quantité d’agents en uniforme et d’inspecteurs en civil ne supportaient plus la passivité de leurs collègues, corrompus et laxistes. Le grand projet de Higgins circulait, et ses idées gagnaient du terrain. Le jour où naîtrait Scotland Yard, l’insécurité reculerait et les crimes ne resteraient pas impunis.
Higgins occupait un appartement de fonction plutôt agréable aménagé sous les combles du commissariat. Un salon, un bureau, une chambre à coucher, une salle d’eau, des toilettes et une petite cuisine équipée. Son accès était gardé en permanence et la sécurité de l’inspecteur assurée.
Il se leva à l’aube, s’acquitta de ses ablutions et se vêtit d’une redingote classique due au talent du meilleur tailleur de Regent Street. Un planton lui apporta du café, des œufs au lard, des toasts et de la marmelade d’Oxford. En prenant son breakfast, Higgins réfléchit aux événements de la nuit. Rien d’illogique, en vérité.
Pluie glacée et brouillard gênaient la circulation. L’inspecteur se rendit à pied au domicile des Belzoni et frappa une belle série de coups à la porte récemment repeinte en vert.
Mal réveillé, le domestique James Curtain ouvrit.
— J’aimerais voir M. Belzoni.
— Entrez, inspecteur.
La demeure de l’explorateur ne ressemblait pas à la maison traditionnelle d’un gentleman. Des caisses étaient empilées dans le hall et portaient diverses inscriptions : « statuettes », « vases », « poteries », « fragments de sculptures ». Normalement réservé aux visiteurs, le salon abritait les pièces détachées d’un sarcophage et une petite momie d’ibis.
Les cheveux dénoués, vêtue d’une robe de chambre grenat, Sarah Belzoni vint à la rencontre de Higgins.
— Bonjour, inspecteur. Mon mari a travaillé tard, il dort encore. Puis-je vous aider ?
— J’ai malheureusement des questions précises à lui poser en tête à tête.
Le regard de la grande Irlandaise se troubla.
— Serait-ce grave ?
Higgins se contenta d’un bon sourire.
— Je vais le réveiller. James, installez notre hôte et offrez-lui du café.
L’inspecteur eut droit au bureau de l’Italien, un superbe capharnaüm digne des bazars orientaux.
Belzoni avait entassé des dossiers, des cartons remplis de dessins, des peintures naïves représentant des temples pharaoniques, des pipes en nacre, des fioles de parfum, des paires de babouches et quelques autres souvenirs de son séjour en Égypte.
Le café était puissant, son arôme remarquable. Il rappela à Higgins de magiques soirées romaines, à la terrasse d’un palais, sous un ciel étoilé. L’existence semblait légère, les lendemains radieux. Le jeune homme n’imaginait pas la lutte acharnée qu’il aurait à mener contre le crime.
Le pas lourd du Titan de Padoue fit craquer le parquet. Peigné à la hâte, non rasé, enveloppé d’une robe de chambre bariolée en pure laine, il avait un regard las, manquant de sommeil.
— Une urgence, inspecteur ?
— En effet, monsieur Belzoni.
Le géant choisit un fauteuil à haut dossier et se servit une tasse de café.
— Auriez-vous retrouvé ma momie ?
— Malheureusement, non.
— De nouveaux crimes ?
— Heureusement, non.
L’Italien engloutit une brioche.
— Quelle est la signification du mot Magnoon, monsieur Belzoni ?
Le géant faillit s’étrangler.
— Je l’ignore.
— Ne l’auriez-vous jamais entendu ?
— Jamais.
— On jurerait une résonance arabe, mais je n’ai pas eu le temps de vérifier.
— Ce mot a-t-il une importance particulière à vos yeux ?
— Le comédien Peter Bergeray l’a entendu en rêve, et il pourrait désigner l’assassin du pasteur, du lord et du médecin légiste.
Belzoni eut l’air étonné.
— Accorderiez-vous du crédit aux propos de ce malhonnête ? Il s’est porté acquéreur des bandelettes recouvrant le visage de la momie et a oublié de payer le prix qu’il avait pourtant accepté ! Ma femme et moi l’avons relancé, et il nous a promis de régler rapidement ses dettes. S’il continue à se conduire comme un voleur, je lui briserai les os !
— Je vous le déconseille.
— Faut-il accepter un tel comportement ? Comédien ou pas, ce personnage n’a pas le droit de fixer sa propre loi !
— Si Bergeray ne tenait pas sa promesse, utilisez les services d’un avocat.
— Je n’y crois guère, inspecteur. En Orient, j’ai appris à me débrouiller seul.
— Ce matin, vous ne portez pas de bague.
Belzoni observa ses mains.
— Mes goûts varient.
— Acceptez-vous de me montrer la bague ornée d’un phénix ?
L’Italien posa sa tasse. Cette fois, il était tout à fait réveillé.
— Est-ce vraiment indispensable, inspecteur ?
— Je le crains.
Belzoni se releva et ouvrit une boîte métallique se trouvant au sommet d’une pile de livres. Il en sortit le bijou.
— Comporte-t-il une inscription ? demanda Higgins.
— Vous la connaissez déjà, je suppose ? Vérifiez de vos propres yeux.
Le géant remit l’objet à l’inspecteur. À l’intérieur de l’anneau, des lettres finement gravées formaient trois mots : « Frères de Louxor ».
— Voici la bague que m’a remise Henry Cranber, l’un des acheteurs présents lors du débandelettage, dit Higgins en exhibant l’éventuelle pièce à conviction.
Belzoni l’examina et ne dissimula pas sa stupéfaction.
— Comment Cranber se l’est-il procurée ?
— À une vente aux enchères. Ce n’est pas votre cas, je présume ?
L’Italien hésita.
— Je ne sais pas mentir, inspecteur. Ce bijou m’a été offert en Égypte, à Louxor.
— À quelle occasion ?
— Sur ce point, je dois garder le silence.
Higgins fit face à Belzoni.
— Quand s’ouvrent les travaux du Souverain Tribunal ? lui demanda-t-il.
— À l’heure de la Vérité en action.
— Connaissez-vous Hermès et Mithra ?
— Je suis chevalier du Soleil.
Higgins serra la main du géant d’une manière très particulière.
— Ainsi, inspecteur, vous êtes un Frère !
— Ne tirez pas de conclusions hâtives, monsieur Belzoni. Je me devais d’étudier les symboles et les signes des francs-maçons dont le rôle est loin d’être négligeable. Vous, vous appartenez à cette confrérie et avez été initié dans une loge originale et indépendante, les « Frères de Louxor ».
Belzoni approuva d’un signe de tête.
— D’après mon enquête, elle n’est pas inscrite sur le tableau administratif de la Grande Loge d’Angleterre et possède donc un caractère « sauvage ». Acceptez-vous néanmoins de me parler de ses rites et de ses travaux ?
— L’initiation aux anciens mystères ne s’est jamais complètement perdue, et une poignée de sages a perpétué un enseignement majeur : l’Égypte des pharaons était la concrétisation terrestre du plan céleste du Grand Architecte de l’Univers. À Louxor, j’ai eu la chance de rencontrer l’un de ces initiés, et la porte de la loge me fut ouverte. Elle m’a permis de vivre certains rites antiques et de mieux en apprécier l’importance. Les Frères de Louxor m’ont facilité la tâche en me secourant à des périodes difficiles.
— À Londres, faites-vous appel aux francs-maçons ?
— Étant donné la situation et l’entêtement des ânes du British Museum, j’y suis contraint.
— Le secret entourant les Frères de Louxor ne leur déplaît-il pas ?
— Ce n’est pas un avantage et j’ignore si mes démarches aboutiront.
— Votre loge abordait-elle le mystère de la momification ?
— Les grands mystères sont ceux d’Osiris assassiné, embaumé et ressuscité, rappela Belzoni. À la fois spirituellement et matériellement, la momification les incarne. Je n’en ai perçu qu’une infime partie, mais je sais que notre courte existence est une simple parenthèse entre l’au-delà d’où nous venons et celui vers lequel nous nous dirigeons. Notre cœur demeure-t-il inerte, notre conscience assoupie, cherchons-nous à lever un coin du voile ? À chacun de se déterminer. Le phénix crée son propre bûcher, seul moyen de brûler le périssable et la mort, afin de renaître d’une vie nouvelle.
— Un point me trouble, précisa Higgins. Chez les francs-maçons, le mythe d’Osiris est devenu celui d’Hiram, lui aussi trahi et assassiné. Or, les coupables, de mauvais Compagnons décidés à obtenir de force le mot de passe des Maîtres, sont au nombre de trois.
— Songeriez-vous… au pasteur, au vieux lord et au légiste ?
— Appartenaient-ils à la loge des Frères de Louxor et auraient-ils trahi leur serment ?
— Non, inspecteur ! Je les ai rencontrés pour la première fois lors du débandelettage, aucun ne s’est approché de moi en accomplissant les signes de reconnaissance. À mon avis, ils n’étaient pas francs-maçons.
— Voler une momie n’est pas un acte banal, vous-même la considérez comme une sorte de révélation des grands mystères. J’imagine mal un profane dérober une telle relique.
— Les collectionneurs commettent n’importe quelle folie afin d’assouvir leur passion, objecta Belzoni.
— Êtes-vous le seul Frère de Louxor actuellement présent à Londres ?
Belzoni soutint le regard de l’inspecteur.
— À ma connaissance, oui.
— Avez-vous l’intention de voyager ?
— Pas dans l’immédiat.
— Montrez-vous prudent, monsieur Belzoni. Cette affaire est complexe, et je redoute d’autres drames. Si vous vous sentez menacé ou si vous éprouvez de sérieux soupçons envers un éventuel coupable, n’hésitez pas à vous rendre au poste de police de Piccadilly et à m’alerter.
Après le départ de Higgins, le géant eut envie d’un bain bouillant. Sarah avait réussi à dénicher un tub de grande taille et prenait plaisir à frotter le dos de son aventurier. Il lui relata fidèlement l’interrogatoire.
— J’ai l’impression que cet inspecteur ne croit pas à ma totale innocence, déplora le Titan de Padoue.
— Simple attitude professionnelle, mon chéri.
— Pourquoi serions-nous en danger ?
Le va-et-vient de la brosse à poils durs s’interrompit.
— Cette momie pourrait te reprocher de l’avoir exposée aux regards profanes, estima Sarah. Rassure-toi, je te protégerai.